Centenaire de la mission du Maréchal Joffre en Extrême-Orient par monsieur Antoine Oustrin de la Société d’Histoire des Français de Chine.

Centenaire de la mission du Maréchal Joffre en Extrême-Orient par monsieur Antoine Oustrin de la Société d’Histoire des Français de Chine.

Antoine OUSTRIN, avril 2021, à Pékin

Nous remercions monsieur Antoine Oustrin de nous avoir autorisé à reproduire son travail de recherche sur le « Centenaire de la mission du Maréchal Joffre en Extrême-Orient ».

Travail remarquable tant par les sources consultées, les recherches entreprises, les contacts recherchés ainsi que des mois de composition et de mise en forme.

Centenaire de la mission du Maréchal Joffre en Extrême-Orient

Première partie

« J’ai été amené à penser que l’Extrême-Orient n’ayant encore reçu aucun des grands chefs de nos armées, il y aurait avantage pour le prestige français et pour notre action dans le monde à ce que le Maréchal Joffre pût s’y rendre en mission »

Aristide Briand,
Président du Conseil et ministre des Affaires Etrangères, lettre du 28 juin 1921.

Il y aura cent ans cette année, le vainqueur de la Marne effectua pour le compte du gouvernement de la Troisième République, une mission officielle en Extrême-Orient, qui devait l’emmener en Indochine, au Siam, au Japon, en Corée puis en Chine, avant de retourner en France par le Canada et les Etats-Unis d’Amérique.

Officiellement[i], le Maréchal Joffre allait manifester pour le compte de la France les liens d’amitié avec les nations d’Extrême-Orient et notamment rendre au Japon la visite que le prince héritier Hirohito avait faite à la France en 1921 lors de sa tournée européenne[ii], mais aussi remercier les pays ayant combattu aux côtés de la France et de ses alliés durant la Grande Guerre.

Ce voyage était également l’occasion de rendre une visite politique et militaire fort symbolique à l’Indochine française, ainsi que de faire suite à la mission en France cette même année 1921 de ZHU Qiqian[iii], ancien haut fonctionnaire Qing et ministre de l’Intérieur de la République de Chine. Il s’agissait par ailleurs, plus officieusement et avec une visée diplomatique selon le président du Comité du musée Maréchal Joffre, Guy Roger, de « faire pièce au voyage que le prince de Galles – le futur roi Edouard VIII – entreprenait dans cette région »[iv], notamment au Japon[v], en Chine mais aussi à Singapour et aux Philippines.

Le prestige et l’aura dont disposait alors le Maréchal Joffre en fit un émissaire de premier choix pour le gouvernement français. Profitant non seulement de l’autorité liée à son rôle décisif dans la victoire à la bataille de la Marne, ayant redonné espoir à toute la nation, mais aussi du « souvenir de ses campagnes coloniales en Extrême-Orient[vi] » et d’une presse hexagonale dithyrambique à son égard, le Père de la victoire française fut choisi pour porter le salut de la France dans cette région.

Après la mission Viviani-Joffre de 1917 aux Etats-Unis, à la fois politique et militaire, nous assistions au début des années 1920 à ce que le Général Hippolyte Langlois[vii] appelait les « ambassades à la fois sentimentales, scientifiques et économiques » des chefs militaires français, avec d’abord la mission du Maréchal Fayolle au Canada et aux Etats-Unis, puis celle du Général Mangin au Pérou, mais aussi celle du Maréchal Pétain prévue au Brésil puis annulée suite aux manifestations anti-françaises encouragées selon la presse hexagonale par la propagande allemande[viii]. Les grands chefs de guerre étaient choisis pour effectuer « la plus grandiose et la plus efficace des liaisons »[ix] diplomatiques et économiques.

Cette mission Joffre en Extrême-Orient fut remarquable par sa longueur – plus de trois mois, par l’enthousiasme véhiculé et incarné par des foules nombreuses, par un grand nombre d’événements, réceptions, diners, inaugurations et spectacles, et enfin par le nombre de personnalités rencontrées ayant tout comme le héros français joué un rôle important dans le grand théâtre du XXe siècle. En Indochine ainsi qu’au Siam, rois et empereur accueillirent le maréchal. Au Japon, le prince régent et futur Empereur Hirohito le reçut cinq jours durant, au cours desquels il rencontra maintes personnalités japonaises de premier rang, dont l’illustre Amiral Togo. En Chine, Joffre, de son nom chinois XIA Fei[x], rencontra les dirigeants politiques et militaires locaux, les représentants militaires et civils français ainsi que la communauté civile et religieuse française. Ne serait-ce que pour ses rencontres avec ZHANG Zuolin[xi] et son fils ZHANG Xueliang[xii] – deux protagonistes décisifs dans l’histoire militaire moderne de la Chine – et le jeune MEI Lanfang[xiii] – le plus grand acteur d’opéra de Pékin de sa génération – ce voyage en Chine fut riche et symbolique.

En mer pour l’Extrême-Orient

C’est ainsi que le Maréchal Joffre embarqua le 11 novembre 1921, à Marseille, à bord du Porthos, paquebot de la Compagnie des Messageries Maritimes, avec madame la maréchale et sa fille Germaine Lozès[xiv], accompagnés de trois officiers, le Lieutenant-Colonel Issaly, le Commandant Davy et le Médecin-Major Mallein.

Plusieurs escales furent faites, d’abord à Port-Saïd en Egypte avant d’emprunter le canal de Suez, puis à Ismaïla et Djibouti. Arrivé dans l’Océan Indien, le Porthos fit escale à Colombo puis Penang, pour arriver à Singapour où l’attendait le gouverneur britannique. Le maréchal et la délégation débarquèrent du Porthos pour monter à bord du Montcalm, croiseur cuirassé de la division navale française d’Extrême-Orient, en direction de l’Indochine française, où tous les préparatifs avaient été soigneusement organisés pour fêter le grand soldat venu la remercier de son loyalisme durant la guerre. Arrivé à Saigon le 9 décembre, le maréchal fut reçu et accompagné pendant trois jours par le gouverneur général de l’Indochine française, Maurice Long. Joffre remonta ensuite le Mékong jusqu’à Phnom-Penh, où il allait à la rencontre du roi du Cambodge Sisowath, avant de poursuivre en bateau à travers le pays jusqu’au temple d’Angkor Vat, où la délégation passa plusieurs journées rythmées de processions et spectacles.

Le 20 décembre, le maréchal montait à nouveau sur le Montcalm pour traverser le golfe du Siam et rejoindre Bangkok. Fernand Pila, le ministre de la République française au Siam, avait en effet insisté pour que le maréchal y fasse étape, assurant le ministre des Affaires Etrangères qu’il y serait reçu comme un « quasi-souverain ». Le roi du Siam Rama VI l’accueillit en effet avec les honneurs royaux sur plusieurs journées, ponctuées entre autres d’un diner de grand apparat à la cour, d’une visite de la ville royale ainsi que d’un diner à la légation de France, une première pour le souverain. Joffre et sa famille furent logés au palais de Saranrom, ancienne demeure officielle du roi Rama VI avant son accession au trône.

Le 28 décembre, la délégation reprenait le Montcalm pour rejoindre d’abord l’Annam le 1er janvier 1922, puis le Tonkin. A Hué, Joffre fut chaleureusement accueilli et célébré par l’empereur d’Annam Khai Dinh. Le 5 janvier, sur la route d’Hanoï, une halte fut organisée à Ba Dinh où le maréchal, autrefois capitaine, s’était illustré en 1887 lors d’une campagne militaire. A Hanoï enfin, Joffre se rendit au chevet de son vieil ami le père Lecornu, curé de la cathédrale de la ville, avant de quitter l’Indochine pour le Japon le 11 janvier.

Dans l’archipel, le représentant de la France allait être reçu avec les plus grands honneurs et fastes impériaux en qualité d’invité de la cour impériale à Tokyo. Pour cette étape japonaise, à la demande de l’ambassadeur de France au Japon Paul Claudel, le Maréchal Joffre avait le caractère d’Ambassadeur extraordinaire. Le 21 janvier, Son Altesse Impériale Hirohito, devenu prince régent depuis son voyage en France l’année précédente[xv], reçut le maréchal français au palais impérial en compagnie de l’impératrice. Le prince régent évoqua la collaboration franco-japonaise « fructueuse » pour « le maintien de la paix et le développement des œuvres de civilisation »[xvi] avant qu’une série de réceptions officielles ne soit organisée, en présence des autorités politiques et militaires du pays, dont notamment un diner à l’ambassade de France à l’initiative de l’Ambassadeur Claudel, auquel le prince régent fit l’honneur de sa présence. Illustre chef militaire, Joffre rencontra son pair marin l’Amiral Togo, commandant de la flotte japonaise lors de la célèbre victoire nipponne à la bataille de Tsushima.

Joffre se rendit également à la chambre des pairs, puis à celle adjacente des députés le 1er février 1922, avant de visiter les œuvres françaises de Tokyo dont notamment l’Ecole de l’Etoile du Matin, l’Université l’Athénée, l’Ecole de droit Hosaï ainsi que l’Ecole des langues étrangères. La délégation se dirigea ensuite vers Kyoto où Joffre et sa famille passèrent plus d’une semaine entre visites et rencontres – certaines à titre personnel, notamment avec le père Aurientis, seul français de la ville. Le maréchal se rendit également au tombeau de l’Empereur Meiji. Après avoir fait des escales de plusieurs jours à Osaka et Kobé, Joffre alla sur l’île sacrée de Miyajima. Il y passa « deux jours de promenade et repos »[xvii], avant de rejoindre la Corée par le détroit de Tsushima.

En Corée occupée, le maréchal était accompagné par les autorités japonaises. Reçu par le lieutenant-gouverneur le Docteur Mizuno, il visita le consulat de France à Séoul et s’entretint avec le prince Yi, sous l’œil des occupants nippons. Le 23 février, la délégation embarquait en train depuis Séoul en direction du nord de la péninsule coréenne, jusqu’au fleuve Yalu, au-delà duquel se trouvait la Mandchourie et sa capitale Moukden, future Shenyang.

La Chine accueille son modèle de militaire

En Chine comme ailleurs, le Maréchal Joffre était venu apporter les remerciements de la France pour la participation du pays à la guerre, lui-même qui en 1915 avait plaidé auprès du gouvernement sur « les avantages que présenterait pour la Quadruple Entente l’entrée en ligne de cette puissance »[xviii]. Un accueil « enthousiaste » lui fut partout réservé, tel que le rappelait profusément et avec des accents officiels la presse française d’époque, et ce malgré les luttes internes entre les nombreuses factions militaires chinoises dont celles, dans le nord du pays, de WU Peifu[xix] et ZHANG Zuolin, et un pouvoir central affaibli et sans autorité sur l’essentiel des provinces du pays. De confetti d’empire, le pays n’était devenu qu’un fantôme de république. Une trêve fut toutefois constatée durant le voyage du représentant français. ZHANG Zuolin aurait en effet déclaré son intention de maintenir un semblant de paix tant que le grand héros militaire serait sur le sol chinois. Dans une autre perspective, plus sombre, le passage d’un dignitaire français de haut rang n’était guère de bon présage[xx]. En effet, en 1917 après la visite à Pékin du gouverneur général de l’Indochine française Albert Sarraut, eu lieu l’éphémère restauration mandchoue menée par le Général ZHANG Xun[xxi]. Trois années plus tard, l’ancien président du Conseil des ministres français Paul Painlevé vint à Pékin « à l’heure où la Chine toute occupée à se moderniser réclamait des guides intellectuels et des conseillers techniques »[xxii] mais la guerre Zhili-Anhui[xxiii], opposant la clique du Zhili de CAO Kun[xxiv] et WU Peifu, soutenue par les Etats-Unis et la Grande Bretagne, à la clique de l’Anhui de DUAN Qirui[xxv], coupa court à cet élan d’optimisme et éclata avant même son départ. Ces événements firent ainsi craindre un conflit imminent au moment de cette nouvelle visite d’un dignitaire français entre les différentes factions belligérantes[xxvi] de l’époque, qui nous le savons depuis, eu immanquablement lieu. La première guerre Zhili-Fengtian éclata dès avril 1922 aux environs de Pékin, entrainant la défaite de ZHANG Zuolin, qui déclara en conséquence et unilatéralement l’indépendance des trois provinces de Mandchourie sous son contrôle.

La venue en Chine du Maréchal Joffre semble avoir également été positivement perçue par la presse chinoise. Pour le journal shanghaien Xin Bao[xxvii], elle soulignait le fort contraste entre d’un côté un chef militaire patriote, ayant combattu pour son pays, désormais couvert de gloire dans la victoire mais n’ayant pas cherché à prendre le pouvoir, et de l’autre des chefs militaires chinois occupés par des querelles internes, n’apportant au pays que confusion et désordre. Le journal concluait ainsi que le maréchal français devait être chaleureusement accueilli en Chine non pas pour sa qualité de grand chef militaire victorieux mais plutôt car en lui le journal voyait un modèle pour les militaires chinois[xxviii]. Dans le même registre, le Star of Peiking espérait que la visite du Maréchal Joffre, un « militaire modèle », pourrait servir de leçon de patriotisme, d’honnêteté et de détermination aux chefs de guerre chinois, responsables de l’état « déplorable » du pays[xxix].

Cet accueil solennel fut par ailleurs ponctué de deux biographies en chinois du Maréchal Joffre, publiées l’année même de sa visite en Chine. La première (霞飞传 – XIA Fei Zhuan) fut complétée à l’occasion de son séjour, dès février 1922. Préfacée par le recteur de l’Université de Pékin et ancien ministre de l’Education, le célèbre homme de lettres, intellectuel libéral et francophile CAI Yuanpei[xxx], dont vous trouverez la traduction exclusive ci-dessous, cette biographie est accessible dans le catalogue numérique de la bibliothèque nationale de Chine. La seconde (霞飞将军全传 – XIA Fei Jiangjun Quanzhuan), plus complète, décrivit non seulement les grands faits d’armes du maréchal mais conta également les détails de sa visite au Japon et en Chine. Enfin, deux films documentaires furent même tournés à cette occasion par deux sociétés de production shanghaiennes, le premier à Pékin pendant la rencontre entre Joffre et le président de la République puis pendant la revue militaire à Xiyuan, le second à Shanghai, où ces deux films furent projetés en salle et connurent localement un immense succès.

« Préface à la biographie du célèbre chef militaire français, le Maréchal Joffre, par CAI Yuanpei, recteur de l’Université de Pékin

       L’histoire de Chine abonde de célèbres chefs militaires connus de toute la population chinoise. Parmi eux se trouvent en premier lieu GUAN Yu et YUE Fei. L’histoire de GUAN Yu nous est contée dans le roman Les Trois Royaumes. Celle de YUE Fei provient de l’Histoire des Song[xxxi]. Les odes qui leurs furent consacrées n’excèdent point celles honorant les autres grands chefs militaires. Si GUAN Yu et YUE Fei sont connus et célébrés par tous les Chinois, c’est bien essentiellement grâce à ces deux ouvrages, Les Trois Royaumes et l’Histoire du général YUE Fei. Dans Les Trois Royaumes, GUAN Yu est dépeint comme honorable, un homme de principes et généreux dans ses efforts. YUE Fei est présenté dans l’Histoire du général YUE Fei comme loyal, dévoué et respectueux des lois. Pour ces deux héros, bien qu’ils n’aient pas si bien vécus de leur temps et n’aient pas abouti à toutes leurs fins, le souvenir de leur admirable caractère reste à jamais gravé dans la mémoire de chaque Chinois. De nos jours, le Maréchal Joffre a pu non seulement faire preuve des mêmes qualités que GUAN Yu et YUE Fei, mais aussi et à la différence de ces deux grands chefs, a pu d’une part atteindre un grand succès dans ses entreprises et d’autre part obtenir la reconnaissance universelle des pays tiers alliés. Depuis la guerre entre la France et l’Allemagne, de très nombreux Chinois ont désormais connaissance du Maréchal Joffre et l’admirent, et ceci grâce à la victoire de la Marne relatée dans la presse, et le prestige qui lui fut attribué au sortir du conflit. Cependant, ses réussites de jeunesse, sa dextérité pour avoir mis à profit la contribution de l’armée états-unienne lors de la Grande Guerre, et sa modestie alors même que le gouvernement français l’eût quelque peu craint, sont autant d’éléments peu connus de la population chinoise. Messieurs HAN Dewei[xxxii] et ZHAO Zuxin[xxxiii] ont écrit cette biographie à l’occasion de la venue en Chine du Maréchal Joffre. Ce livre apparait du même acabit que Les Trois Royaumes, l’Histoire des Song et autres romans ou ouvrages historiques similaires. Il comporte des récits et descriptions si détaillés et dynamiques qu’ils en dépasseraient même l’imagination des lecteurs des plus grands classiques de l’histoire de Chine et permettent de découvrir le personnage de Joffre dans son intégralité. J’invite les lecteurs à parcourir ce livre pour mieux en apprécier le jugement que j’en fais. Sa lecture en est fort instructive et c’est après l’avoir découvert que j’ai décidé de lui dédier cette préface. »

 Traduction : Antoine Oustrin

C’est dans ce contexte flatteur que l’illustre français se présentait à la Chine. Au cours des trois semaines qui suivirent, Joffre rencontra de nombreux chefs politiques et militaires et tous les moments de cette mission furent arrangés avec le plus grand soin par les parties chinoises successives pour cette prestigieuse visite, malgré les limites du pouvoir central dont l’autorité était bafouée par les différentes factions rivales aux frontières géographiques poreuses.

***

En la mémoire et à l’occasion du centenaire de la mission du Maréchal Joffre en Extrême-Orient, le Musée-Maison natale du Maréchal Joffre (Rivesaltes, Pyrénées-Orientales) organisera prochainement une exposition temporaire. Plus d’informations sur https://museejoffre.fr/

Notes de l’auteur : dans un souci à la fois d’uniformité et de compréhension pour les lecteurs, tous les noms propres en chinois ont été reproduits en pinyin. Les caractères chinois correspondants ainsi que les anciennes et différentes romanisations les cas échéants, figurent pour certains en notes de fin de document.

Remerciements au Comité des recherches de la Société d’Histoire des Français de Chine et tout particulièrement à Jules Millet (correspondant de la Société à Paris), Fleur Chabaille-Wang et Yvon Vélot, pour leurs précieuses contributions documentaires à ce travail de recherche. Remerciements également à Christophe Koeltgen pour sa relecture attentive.

Pour aller plus loin :

  • Avec le Maréchal Joffre en Extrême Orient, par André D’Arçais, Revue des Deux Mondes, 7e période, tome 10, 1922
  • Couverture de cette mission en Chine par Albert Londres, dans l’Excelsior et ses livres sur la Chine
  • Mission du MARECHAL JOFFRE en Extrême Orient, 1921 mai-déc & 1922, jan-juin, centre des Archives diplomatiques de La Courneuve, archives de la sous-direction d’Asie-Océanie (série « E – Asie 1918-1940 »), sous-série Affaires communes (fonds 29CPCOM)
  • Tianjin au temps des concessions étrangères sous l’objectif d’André Bontemps (1931-1935) : un récit visuel entre micro et macro-histoire, Fleur Chabaille-Wang, Dossier d’histoire du temps présent pour l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP). Publication en ligne sur la plateforme Scalar, http://scalar.usc.edu/works/tianjin_bontemps/index , mars 2016.
  • XIA Fei Jiangjun Quanzhuan 霞飞将军全传 , biographie du Maréchal Joffre et récit de son voyage au Japon et en Chine (en chinois), publiée en Chine, Shanghai, en juin 1922

Notes de fin de document :


[i] Télégramme du 28 octobre 1921, adressé par le MAE au chargé d’affaires à Pékin ; FR-MAE Centre des archives diplomatiques de La Courneuve

[ii] http://www.oldtokyo.com/crown-prince-hirohitos-tour-of-europe-1921/

[iii] 朱启钤 CHU Chi Chien https://prabook.com/web/chi-chien.chu/1344699 ; https://www.dpm.org.cn/donate/102731.html

[iv] https://museejoffre.fr/voyage-du-marechal-joffre-en-extreme-orient/

[v] https://www.oldtokyo.com/edward-prince-of-wales-visit-to-japan-1922/

[vi] Avec le Maréchal Joffre en Extrême Orient, par André D’Arçais, Revue des Deux Mondes, 7e période, tome 10, 1922

[vii] Revue militaire générale : la liaison des armes. Chronique militaire des questions économiques / publiée sous la direction du général H. Langlois, 1921

[viii] https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k55698450/f6.image.r=(prOx:%20%22P%C3%A9tain%22%2010%20%22Br%C3%A9sil%22)?rk=42918;4

[ix] Revue militaire générale : la liaison des armes. Chronique militaire des questions économiques / publiée sous la direction du général H. Langlois, 1921

[x] 霞飞

[xi] 张作霖

[xii] 张学良

[xiii] 梅兰芳

[xiv] Germaine Lozès est la fille d’Henriette Penon et de Lucien Lozès. Henriette épousa Joseph Joffre en 1905 lors de son second mariage. Le Maréchal Joffre n’adopta pas Germaine.

[xv] https://www.notablebiographies.com/He-Ho/Hirohito.html#ixzz6mW53y9E5

[xvi] Avec le Maréchal Joffre en Extrême Orient, par André D’Arçais, Revue des Deux Mondes, 7e période, tome 10, 1922

[xvii] Ibidem

[xviii] A savoir : « Utilisation du matériel de guerre que la Chine mettrait à notre disposition, formation de contingents chinois qui pourraient être utilisés sur des théâtre d’opération secondaires, emploi de la main-d’œuvre chinoise dans les établissement militaires et industriels, sécurité en Extrême-Orient assurée par la Chine ». Source : Les armées françaises dans la Grande guerre. Tome III. Chapitre XIV pages 650 651 ; Ministère de la guerre, état-major de l’armée, service historique. https://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb41052951h

[xix] 吴佩孚 / OU Pei Fou

[xx] Marshal Joffre in China, HOLLINGTON K TONG, The Weekly Review of the Far East (1921-1922); Mar 11, 1922; ProQuest Historical Newspapers: Chinese Newspapers Collection pg. 44

[xxi] 张勋

[xxii] La mission Painlevé en Chine, Collection de la « Politique de Pékin », 1921

[xxiii] 直皖战争

[xxiv] 曹锟

[xxv] 段祺瑞

[xxvi] Marshal Joffre in China, HOLLINGTON K TONG, The Weekly Review of the Far East (1921-1922); Mar 11, 1922; ProQuest Historical Newspapers: Chinese Newspapers Collection pg. 44

[xxvii] Shing Pao

[xxviii] Shanghai Shing Pao, dans Marshal Joffre in China, HOLLINGTON K TONG, The Weekly Review of the Far East (1921-1922); Mar 11, 1922; ProQuest Historical Newspapers: Chinese Newspapers Collection pg. 44

[xxix] Star of Peiking, dans Marshal Joffre in China, HOLLINGTON K TONG, The Weekly Review of the Far East (1921-1922); Mar 11, 1922; ProQuest Historical Newspapers: Chinese Newspapers Collection pg. 44

[xxx]  蔡元培

[xxxi] Song shi 宋史

[xxxii] 韩德威. Serait un auteur français, mais son nom en français n’est point indiqué dans la préface ni dans l’ouvrage en chinois.

[xxxiii] 赵祖欣

Centenaire de la mission du Maréchal Joffre en Extrême-Orient

Deuxième et dernière partie

Après deux mois et demi en Indochine, Siam, Japon puis Corée, le Maréchal Joffre arriva en Chine le 24 février 1922. La première étape de ce qui devait être la fin de sa mission officielle en Extrême-Orient l’amena à Shenyang, sur les terres d’un autre maréchal, ce qui ne fit pas l’unanimité au sein du réseau diplomatique français. En octobre 1921, alors premier secrétaire de la légation de France à Pékin mais surtout ministre français par intérim en Chine depuis le décès d’Auguste Boppe, Gaston Maugras indiquait que « le maréchal se diminuerait et se compromettrait vis-à-vis de l’opinion libérale en rendant visite, dans leurs fiefs, à des chefs militaires détestés »[xxxiii]. Arrivé de l’ambassade de France à Londres, son successeur, Aimé de Fleuriau, fit également preuve de retenue, et demanda à Joffre de ne pas remettre à ZHANG Zuolin la croix de la Légion d’Honneur qui lui était destinée, souhaitant éviter que par cette décoration, la France ne paraisse marquer à son parti une prédilection dans la lutte dès lors imminente avec les autres factions militaires rivales.

Le Maréchal Joffre avec le tyran de Mandchourie

La Mandchourie, regroupant les trois provinces du nord-est du pays (Fengtian – puis Liaoning à partir de 1929, Jilin et Heilongjiang), était alors en partie contrôlée depuis la révolution de 1911 par un chef militaire à la tête de la clique dite du Fengtian, le Maréchal ZHANG Zuolin, non sans concessions faites aux Japonais, qui en retour lui accordaient un soutien militaire tacite. A son arrivée à la gare de Shenyang, Joffre fut d’ailleurs tant bien accueilli par les « banzaï » poussés par des enfants japonais que par un orchestre chinois jouant malgré lui une Marseillaise dans une cohue de pétards, devant les représentants des nations étrangères et des trois provinces. Un temps réticentes, les autorités françaises sur place, via le consulat de Harbin, eurent d’ailleurs quelques difficultés à organiser cette première étape en Chine, en raison de l’opposition des Japonais qui voulaient conserver leur hôte dans leur concession à Shenyang. C’était sans compter sur l’influence du Maréchal ZHANG.

Né dans le sud « d’un père coolie et d’une mère ravaudeuse de hardes », ZHANG Zuolin était selon les termes du journaliste français Albert Londres, maréchal de l’armée chinoise, roi de Mandchourie, dictateur de Pékin et tyran absolu[xxxiii]. Autrefois déserteur puis catéchumène élevé par des sœurs françaises, désormais brigand, puissant et influant, il envoya sa garde personnelle chercher Joffre à la branche locale de la Banque Industrielle de Chine où s’étaient réunis plusieurs consuls étrangers autour du grand soldat français, pour l’inviter à déjeuner en sa demeure après lui avoir fait visiter les tombeaux Qing de la ville.

Hormis les quartiers japonais, ZHANG Zuolin est chez lui à Shenyang, d’où il dirige la Mandchourie d’une main de fer. « Quand il sort, c’est dans un cortège de quatre autos blindées. Pour qu’on ne sache pas la voiture qu’il occupe et s’il met pied à terre, un premier cercle de soldats, le regardant, l’entoure et, dos à dos, un second cercle fait face à l’attentat possible. Il est le centre d’un soleil dont les rayons sont des canons de fusil » [xxxiii]. Tel est le témoignage laissé par Londres, lui-même s’étant risqué à aller à sa rencontre en 1922, quelque temps après cette visite de Joffre.

Sans cesse escorté par son garde du corps armé, majestueusement assis sur une peau de tigre, l’amphitryon présidait le déjeuner avec le soldat français. Accompagné de son épouse et des gouverneurs des provinces du Jilin et du Heilongjiang, il présenta également au Maréchal Joffre son fils ainé, le futur leader militaire nationaliste ZHANG Xueliang. Agé de tout juste vingt ans, ce dernier sera amené à jouer un rôle militaire déterminant après l’assassinat de son père par l’armée japonaise en 1928. Sa volonté d’unir les forces militaires et politiques chinoises – y compris communistes – à l’échelle nationale pour repousser l’expansionnisme japonais, fit de lui un grand patriote, comme Joffre.

Les Maréchaux Joffre et Zhang en février 1922
Source : Sohu (小天说历史)

Le soir, à toute allure dans son automobile blindée, montée d’une mitrailleuse et d’un soldat sur le marchepied, ZHANG Zuolin raccompagna son invité français jusqu’à la gare, à travers les rues désertes de sa capitale. Le maréchal de France terminait ainsi cette singulière première étape en Chine – que l’un de ses biographes locaux considéra quelques mois plus tard, du fait de l’accueil reçu, comme la plus grandiose du séjour de Joffre dans la jeune république fragile – et embarqua dans un train pour Pékin. Le gouvernement de Pékin, désireux de recevoir l’envoyé français de la plus solennelle des manières, avait affrété l’ancien train personnel de l’Empereur Puyi, fraichement repeint pour ce trajet spécial. Les repas servis à bord avaient été méticuleusement préparés par l’Hôtel de Pékin. Le ministre des Transports et des Communications, en charge de ce train spécial, s’était assuré que tous les mets et boissons servis à bord étaient français[xxxiii]. Le maréchal entrait alors dans le domaine de la Chine officielle.

A Pékin et Tianjin

Pour sa première journée à Pékin, le maréchal fut reçu au palais de la présidence de la République à Zhongnanhai[xxxiii] par le président XU Shichang[xxxiii], homme d’état mais aussi poète et philosophe, à qui l’année précédente l’Université de Paris avait décerné un diplôme honoris causa[xxxiii]. Ce dernier « exprima sa reconnaissance à la France de lui avoir envoyé un tel représentant et forma des vœux de prospérité »[xxxiii]pour notre pays. Le maréchal célébra en retour la décision de Pékin de soutenir la France durant la Grande Guerre.

Tandis qu’il avait été débattu avant ce voyage de la pertinence pour la partie française d’engager des discussions de politique intérieure avec les autorités chinoises à Pékin, l’idée fut finalement abandonnée. La politique chinoise de la France portait sur le maintien de la paix, tant pour des raisons d’humanité que pour des motifs d’ordre politique résultant notamment du voisinage de l’Indochine, et d’ordre économique. La France souhaitait ainsi vivement « le rétablissement d’un pouvoir central unique qui fasse régner sur tout l’Empire du Milieu la paix et la prospérité »[xxxiii]. Le ministre français des Affaires Etrangères évoqua ainsi avec le maréchal avant son départ, une éventuelle démarche de conciliation entre le gouvernement de Pékin – reconnu par la France – et celui de Canton. En effet, le chef de la diplomatie française estimait que le passage en Chine du maréchal « pourrait faciliter une reconstitution de l’unité chinoise dont la France retirerait un profit moral considérable » et suggéra ainsi à Joffre d’indiquer au gouvernement de Pékin, si la démarche répondait à ses vœux, qu’il serait disposé à entrer en contact avec le gouvernement sudiste et à lui recommander un rapprochement avec celui de Pékin[xxxiii]. Le ministre français à Pékin s’opposa finalement à cette démarche, la jugeant inutile, et il fut convenu que le séjour du maréchal se limiterait au temps strictement nécessaire.

Visite du Palais d’été, 27 février 1922

Source : La Politique de Pékin, mars 1922
FR-MAE Centre des archives diplomatiques de La Courneuve

Le soir de cette première journée à Pékin, une réception fut donnée en l’honneur du maréchal au Cercle Sino-Français. Faisant suite aux allocutions de M. Rousse-Lacordaire, le président du Cercle, et du Maréchal Joffre, ZHU Qiqian, le président de l’Amicale Sino-Française, prononça les mots d’accueil suivants, en chinois et en français :

« Dans le triomphe des Alliés, la France a eu la première place d’honneur, et vous êtes l’ainé de ses Grands Capitaines qui ont conduit les armées à la victoire ! La France vous a témoigné sa reconnaissance en vous conférant la dignité suprême de Maréchal, l’antique institution de Richelieu a rendu hommage à votre science en vous comptant parmi ses immortels, et le monde vous prouve aujourd’hui son admiration par l’enthousiasme que vous soulevez à votre passage. […] En venant sur le sol de notre pays quatre fois millénaire, soyez assuré, Monsieur le Maréchal, de l’unanime vénération de la nation chinoise. […] Nous sommes sûrs que votre visite répondra au souhait de nous tous, en rendant encore plus étroit le rapprochement de nos deux pays et plus intimes les relations entrevues entre nos deux civilisations […] L’existence de nombreuses œuvres d’éducation française en Chine et la création récente de l’Institut de Hautes Etudes Chinoises au sein même de l’Université de Paris sont les preuves évidentes du grand intérêt que porte la France à l’antique civilisation chinoise »[xxxiii].

Le 28 février, Joffre effectua une revue militaire à Xiyuan[xxxiii], aux abords du Palais d’Eté, amplement visité la veille. Les troupes défilèrent au son de Sambre-et-Meuse. Le soir, Joffre se rendait de nouveau à la présidence de la République pour assister à une représentation d’un opéra de Pékin avec le célèbre acteur MEI Lanfang. Quatre pièces furent jouées, dont trois en l’honneur du maréchal, se rapportaient aux exploits guerriers des deux grands chefs militaires chinois GUAN Yu et YUE Fei

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Revue militaire à Xiyuan
Au centre, le Maréchal Joffre et Aimé de Fleuriau, ministre français en Chine

Source : La Politique de Pékin, mars 1922
FR-MAE Centre des archives diplomatiques de La Courneuve

Le 2 mars, le maréchal consacra un après-midi aux œuvres françaises de Pékin, à commencer par l’hôpital Saint-Michel, dont le médecin-chef, le docteur français Jean-Augustin Bussière, était, « grâce à sa science et son dévouement, l’un des meilleurs agents de l’influence française à Pékin » [xxxiii]. Bussière était non seulement le médecin de la légation – puis de l’ambassade – de France à Pékin depuis 1913 (jusqu’en 1946), mais aussi conseiller médical des présidents de la République chinoise et figure majeure de la communauté francophone locale. Le Maréchal Joffre se rendit ensuite à Bei Tang[xxxiii], la cathédrale du Saint-Sauveur dont la construction avait été financée par l’Empereur Guang Xu par suite du réaménagement du palais de l’impératrice et à l’éviction en conséquence des missionnaires de l’ancienne cathédrale Bei Tang de ce qui est aujourd’hui Zhongnanhai. Bénite le 30 mai 1887, elle fut assiégée en 1900 durant la révolte des Boxeurs. Au cours du siège, la défense de la cathédrale – située au-delà du quartier des légations étrangères – et des plusieurs milliers de fidèles chinois y ayant trouvé refuge fut dirigée Paul Henry, le vicaire apostolique Mgr Favier et quelques dizaines de marins français et italiens. A Bei Tang, Joffre rencontra le procureur de la Mission Mgr Jarlin, les missionnaires lazaristes et les religieuses françaises, les sœurs de Saint-Vincent de Paul. Au cimetière de la cathédrale, une plaque commémorative venue de France en la mémoire des marins tombés durant le siège de l’été 1900, fut inaugurée.

Source : La Politique de Pékin, mars 1922
FR-MAE Centre des archives diplomatiques de La Courneuve

Le maréchal poursuivit ensuite par les visites de l’hôpital général chinois des Filles de la Charité et du collège français de Nan Tang dirigé par les frères maristes, avant de retourner diner à la légation de France, où une réception était organisée en son honneur.


Après une journée consacrée aux Alliés à Pékin, avec notamment un déjeuner à la légation d’Angleterre et une réception organisée par l’Association Anglo-Américaine, la délégation partit en train pour Tianjin le 4 mars, pour une visite d’une journée dans la ville qui n’accueillit pas moins de neuf concessions étrangères, dont française depuis 1860. Accueilli à la gare par le gouverneur de la province CAO Rui[xxxiii] et les représentants consulaires britanniques, états-uniens, japonais et russes, le Maréchal Joffre se rendit à moto au Recreation ground de la concession britannique pour prendre part à une revue des troupes alliées, avant de se rendre au Jardin français – l’actuel Zhongxin Gongyuan[xxxiii] – pour y poser la première pierre d’un monument dédié à la Victoire, achevé en 1924. Ce monument, œuvre du sculpteur français François Clémencin, comprenait un soubassement en granit et une statue de bronze coulée à Paris, et fut remplacé en 1995 par une statue du général chinois JI Hongchang[xxxiii], figure de la résistance antijaponaise des années 1930[xxxiii].

Source : La Politique de Pékin, mars 1922
FR-MAE Centre des archives diplomatiques de La Courneuve

Monument de la Victoire, Jardin français, Tianjin.
La plaque lit : « Pour le droit elle voulut vaincre 1914 1918 »
Source : http://tianjin.virtualcities.fr/Photos/Images?ID=25865

Une réception fut ensuite organisée au Cercle français, à l’entrée de la rue de France, grande artère traversant la ville sous plusieurs noms dont Victoria road plus à l’est dans la concession britannique, aujourd’hui cours de la Libération, où défilèrent devant le maréchal plus d’un millier de personnes[xxxiii], dont les autorités municipales et la Chambre de commerce françaises avant qu’un déjeuner ne soit organisé avec les autorités civiles chinoises de la ville à la résidence du gouverneur CAO.

A Pékin le surlendemain et avant d’aller saluer une dernière fois le président de la République et ses ministres, le maréchal termina sa visite par la pose de la première pierre d’un monument dédié à la mémoire des Français de Chine morts pour la France durant la Première Guerre Mondiale, dans la cour de la légation de France, sur Legation Street, aujourd’hui au 19 Dongjiao Minxiang[xxxiii]. En présence d’anciens combattants, le ministre français en Chine Aimé de Fleuriau prononça le discours suivant :

« Nous vous prions, Monsieur le Maréchal, de poser la première pierre du monument qui va être élevé ici à la mémoire des Français de Chine morts pour la Patrie. Mgr Jarlin vous a dit, l’autre jour, comment en 1914, à l’appel de la mobilisation, tous ces Français, missionnaires, commerçants, ingénieurs, employés, étaient accourus à Pékin de tous les coins de la Chine. De ceux-là, beaucoup ne sont pas revenus, et c’est à leur souvenir que nous consacrons un monument dans cette Légation, qui est le centre des Français de Chine.

Sous sa forme très simple, il sera le témoignage de l’union de tous les Français de Chine, dans le respect que nous gardons à nos glorieux morts et dans le dévouement que nous vouons tous à notre patrie. Nous sommes heureux de pouvoir associer votre nom à ce double témoignage parce que beaucoup de nos morts ont servi sous vos ordres et aussi parce que vous personnifiez à nos yeux le dévouement à la Patrie. Nous respectons et aimons en vous le patriote, dans toute l’acception de ce mot qui fut jadis inventé en l’honneur d’un de vos illustres prédécesseurs, le Maréchal Vauban. Et votre présence trop brève au milieu de nous est pour chacun de nous dans sa modeste sphère une leçon vivante et un encouragement à imiter votre exemple et à nous consacrer comme vous à bien aimer et à bien servir la Patrie.

Voilà pourquoi, Monsieur le Maréchal, nous, Français de Chine, tenons tant à associer votre nom à ce petit monument dont je vous demande maintenant de poser la première pierre »[xxxiii]

Cérémonie de pose de la première pierre du monument élevé à l’intérieur de la légation de France à la mémoire des Français morts au champ d’honneur

Source : La Politique de Pékin, mars 1922
FR-MAE Centre des archives diplomatiques de La Courneuve

Vers l’ancienne et future capitale du sud

Joffre entama ensuite les dernières étapes de cette mission, et pris ainsi la direction du sud du pays. En train pour Nankin, la délégation fit un arrêt à Bengbu où les autorités militaires locales montèrent à bord du train pour saluer le maréchal français, avant d’arriver dans l’antique capitale du sud, pour une journée, en marge du programme officiel de la mission. Accueillie par les gouverneurs civil et militaire de la province du Jiangsu, messieurs QI Fanyuan[xxxiii] et WANG Hu[xxxiii] et accompagnée par les autorités diplomatiques de la province, la délégation française visita le musée de la ville ainsi que les tombeaux impériaux de la dynastie Ming, puifs déjeuna au quartier général de l’armée avec ses hôtes. Le soir, les sites historiques de la ville avait été décorés et éclairés par de nombreuses lanternes, tout particulièrement les alentours du temple de Confucius et de la rivière Qinhuai, où toute une foule s’était réunie pour apercevoir le héros français, qui la quittait déjà.

Shanghai avant l’Amérique

Arrivé à Shanghai le 9 mars 1922, où la France « est étrangement vivante » selon le carnet de voyage du journaliste français couvrant cette mission, André d’Arçais, le Maréchal Joffre reçut là encore un accueil triomphal. Il était en effet « naturel que la venue d’un Français illustre, qui porte avec lui une partie de la gloire de la Patrie, émût si profondément cette poignée vibrante de 500 Français, fiers de lui montrer de quelle façon, loin du pays natal, ils ont su travailler à sa grandeur[xxxiii] ». En vue de l’arrivée du héros national, la concession française avait été copieusement décorée et embellie et le consulat de France installa devant son entrée un ensemble de lumières en forme de croix de la Légion d’Honneur.

Accompagné du consul général M. Wilden, Joffre traversa les boulevards de Shanghai et inaugura la désormais fameuse avenue qui portait déjà son nom[xxxiii] depuis 1915[xxxiii], sur laquelle tous les commerces et habitations avaient accroché des drapeaux français et chinois. Il visita l’Université jésuite de l’Aurore et l’École franco-chinoise de commerce et d’industrie avant de se rendre au Cercle Sportif Français pour un premier diner avec la communauté française, dont le président de la Chambre de commerce. A la demande du président du Cercle, le maréchal signa un large portrait de lui-même, destiné à trôner fièrement dans cette enceinte.

Le lendemain, plusieurs rencontres avec les autorités militaires, civiles et économiques chinoises eurent lieu, dont un déjeuner de nouveau avec les représentants de la province du Jiangsu. Le maréchal fut également reçu par la municipalité française de la concession et pris part à plusieurs cérémonies, dont la mise en terre d’un arbre de la liberté dans le Parc français, route Vallon, en présence des élèves de l’Ecole française, ainsi que la pose de la première pierre du nouveau dortoir de l’École Municipale franco-chinoise du boulevard de Montigny, dirigée par les frères maristes et aujourd’hui collège Guang Ming[xxxiii] . Il se vit également remettre un chèque de 100 000 francs, par M. Dufaure de la Prade, au nom du Conseil Municipal français qu’il présidait, pour les villages français dévastés durant la guerre.

Le Maréchal Joffre à Shanghai en 1922 avec les autorités civiles et militaires locales
Source : Douban

Le 11 mars, après une visite au Collège Saint-Ignace et à l’observatoire de Xujiahui, une seconde réception fut donnée en son honneur au Cercle Sportif Français, cette fois-ci réunissant 400 anciens combattants français et alliés, qui constitua l’un des plus forts moments de la visite du Maréchal Joffre en Chine. M. Le Bris, président de l’Amicale des Anciens Combattants de la Grande Guerre résidents en Chine, dont Joffre devint président d’honneur en 1923, prononça un discours en l’honneur du héros français. Les « ennemis de la France » auraient en effet selon lui, dès l’ouverture des hostilités, fait de la concession française de Shanghai l’une de leurs conquêtes prioritaires en cas de victoire. Si les poilus shanghaiens retrouvèrent leur concession intacte à leur retour du front, ce fut pour M. Le Bris grâce à l’action héroïque du maréchal. La liste des martyrs était longue mais le président de l’Amicale tint surtout à rappeler la mémoire de Louis Bourgeat, membre du Shanghai Race Club mais surtout ancien président du Cercle Sportif Français, tombé au front en 1916[xxxiii], avant de conclure son allocution à voix haute et accompagné de ses camarades aux cris de « Vive le vainqueur de la Marne ! Vive la France ! ». La soirée continua et fut ponctuée de nombreux hommages et toasts prononcés en l’honneur du Père de la victoire par des anciens combattants britanniques, états-uniens, belges, italiens, mais aussi danois, tchèques, polonais et russes. Le Colonel Marr Johnson, représentant des anciens combattants britanniques, prononça un discours en l’honneur et à la bonne santé de « Grand Papa » Joffre, tel qu’il était connu des soldats britanniques durant la guerre.

Le lendemain, 12 mars 1922, Joffre et sa famille quittaient la Chine et cette mission officielle en Extrême-Orient prenait fin. Ce voyage en Chine fut l’occasion de rassembler de nouveau les Alliés autour de célébrations. Pour le ministre français en Chine, la visite du Maréchal Joffre qui s’achevait laissa un « souvenir excellent en ce qui le concerne personnellement et fut très utile pour le prestige de notre pays ». Joffre indiquait quant à lui par télégramme avoir partout « reçu témoignages de sympathie, qui s’adressent surtout à la France victorieuse dont j’ai pu constater l’énorme prestige […] de toutes parts j’ai été l’objet d’attentions innombrables et touchantes, aussi bien de la part des gouvernements que des populations »[xxxiii] . Plus mesuré, l’attaché militaire à la légation de France à Pékin estimait pour sa part que le contexte politique et social instable ne permettait pas d’espérer que la visite du maréchal en Chine puisse influer de manière directe et immédiate sur l’état présent de l’influence française dans ce pays. Cependant, le nom de Joffre, « objet du culte des Français, de la vénération de nos Alliés, du respect des neutres, restera aux yeux même des Chinois les moins avertis comme un symbole de principes qui fleuriront tôt ou tard sur la terre de Chine : l’amour de la patrie, de l’humanité, du travail fécond et de la paix »[xxxiii].

Salué de haies d’honneur des rues de Shanghai jusqu’au ponton, Joffre embarqua depuis le Bund puis au port de Wusong pour les Etats-Unis. Invité par ses amis américains[xxxiii], notamment son « sosie » Samuel Hill, l’un des rois du rail du nouveau monde mais surtout activiste pacifiste[xxxiii], à qui il remit les insignes d’officier de la Légion d’Honneur à Paris en juin de la même année, le maréchal allait ainsi, plutôt que de rentrer en France par Suez, boucler son second tour du monde, après celui effectué en tant que capitaine à son retour d’Indochine en 1888. En sa mémoire, la Compagnie des Messageries Maritimes lui dédia le paquebot nautonaphte Maréchal Joffre, qui servit sur les lignes d’Extrême-Orient[xxxiii] avant de devenir l’US Navy Rochambeau en 1942 puis de nouveau navire commercial français sur la ligne de l’Océan Indien en 1951[xxxiii].

Le paquebot Maréchal Joffre, inaugurant le port en eau profonde de Tamatave,
 à Madagascar, en 1933
Source :
http://messageries-maritimes.org/maljof.htm

***

En la mémoire et à l’occasion du centenaire de la mission du Maréchal Joffre en Extrême-Orient, le Musée-Maison natale du Maréchal Joffre (Rivesaltes, Pyrénées-Orientales) organisera prochainement une exposition temporaire. Plus d’informations sur https://museejoffre.fr/

Notes de l’auteur : dans un souci à la fois d’uniformité et de compréhension pour les lecteurs, tous les noms propres en chinois ont été reproduits en pinyin. Les caractères chinois correspondants ainsi que les anciennes et différentes romanisations les cas échéants, figurent pour certains en notes de fin de document.

Remerciements au Comité des recherches de la Société d’Histoire des Français de Chine et tout particulièrement à Jules Millet (correspondant de la Société à Paris), Fleur Chabaille-Wang et Yvon Vélot, pour leurs précieuses contributions documentaires à ce travail de recherche. Remerciements également à Christophe Koeltgen pour sa relecture attentive.

Pour aller plus loin :

  • Avec le Maréchal Joffre en Extrême Orient, par André D’Arçais, Revue des Deux Mondes, 7e période, tome 10, 1922
  • Couverture de cette mission en Chine par Albert Londres, dans l’Excelsior et ses livres sur la Chine
  • Mission du MARECHAL JOFFRE en Extrême Orient, 1921 mai-déc & 1922, jan-juin, centre des Archives diplomatiques de La Courneuve, archives de la sous-direction d’Asie-Océanie (série « E – Asie 1918-1940 »), sous-série Affaires communes (fonds 29CPCOM)
  • Tianjin au temps des concessions étrangères sous l’objectif d’André Bontemps (1931-1935) : un récit visuel entre micro et macro-histoire, Fleur Chabaille-Wang, Dossier d’histoire du temps présent pour l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP). Publication en ligne sur la plateforme Scalar, http://scalar.usc.edu/works/tianjin_bontemps/index , mars 2016.
  • XIA Fei Jiangjun Quanzhuan 霞飞将军全传 , biographie du Maréchal Joffre et récit de son voyage au Japon et en Chine (en chinois), publiée en Chine, Shanghai, en juin 1922

Notes de fin de document :

  Télégramme du 7 octobre 1921 ; FR-MAE Centre des archives diplomatiques de La Courneuve

  L’Excelsior du 27 mai 1922, Excelsior en Extrême-Orient, par Albert Londres.

  Ibidem

  Marshal Joffre in China, HOLLINGTON K TONG, The Weekly Review of the Far East (1921-1922); Mar 11, 1922; ProQuest Historical Newspapers: Chinese Newspapers Collection pg. 44

  中南海

  徐世昌 / SHU Che Chang

  Diplôme reçu par son émissaire ZHU Qiqian (CHU Chi Chien)

  Avec le Maréchal Joffre en Extrême Orient, par André D’Arçais, Revue des Deux Mondes, 7e période, tome 10, 1922

  Note interne du ministère des Affaires Etrangères, Chine, Aperçu de la situation générale, FR-MAE Centre des archives diplomatiques de La Courneuve

  Lettre du ministre des Affaires Etrangères à Joffre, le 31 octobre 1921

  La Politique de Pékin, mars 1922 ;  FR-MAE Centre des archives diplomatiques de La Courneuve

  西苑

  Avec le Maréchal Joffre en Extrême Orient, par André D’Arçais, Revue des Deux Mondes, 7e période, tome 10, 1922

  北堂 / Pé Tang ; Aujourd’hui connue sous le nom de 西什库教堂 Xishuku Jiaotang, localisée au 33 Xishiku Dajie

  曹锐

 中心公园

  吉鸿昌

  Tianjin au temps des concessions étrangères sous l’objectif d’André Bontemps (1931-1935) : un récit visuel entre micro et macro-histoire, Fleur Chabaille-Wang, Dossier d’histoire du temps présent pour l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP). Publication en ligne sur la plateforme Scalar

http://scalar.usc.edu/works/tianjin_bontemps/index , mars 2016.

  Avec le Maréchal Joffre en Extrême Orient, par André D’Arçais, Revue des Deux Mondes, 7e période, tome 10, 1922

  东郊民巷

  Avec le Maréchal Joffre en Extrême Orient, par André D’Arçais, Revue des Deux Mondes, 7e période, tome 10, 1922

  齐樊元

  王瑚

  Avec le Maréchal Joffre en Extrême Orient, par André D’Arçais, Revue des Deux Mondes, 7e période, tome 10, 1922

  Aujourd’hui 淮海路 Avenue Huaihai

  Conseil d’administration municipale de la concession française à Changhai, compte rendu de la gestion pour l’exercice 1915. http://www.bnasie.eu/ Auparavant, elle portait le nom de Paul Brunat ;  https://www.sohu.com/a/163356768_649794 /

  上海光明中学

  Télégramme du 11 mars 1922, depuis Shanghai ; FR-MAE Centre des archives diplomatiques de La Courneuve

  Rapport de l’Attaché Militaire à la légation de France en Chine au ministre de la Guerre, 15 mars 1922 ; FR-MAE Centre des archives diplomatiques de La Courneuve

  Voir notamment Le Gaulois, du mercredi 21 juin 1922, portrait et interview de Samuel Hill : « Tous les français savent, ou devraient savoir, que c’est vous qui avez organisé, à vos frais, le triomphal voyage de M. Le Maréchal Joffre aux Etats-Unis ».

  Week’s News Summary: GENERAL The Weekly Review of the Far East (1921-1922); Mar 18, 1922; ProQuest Historical Newspapers: Chinese Newspapers Collection pg. 115

http://messageries-maritimes.org/maljof.htm